Angelo Carva Del Rey (pris)

Physique & Caractère

Interview de Clarence Willer, 10 décembre 2043, Madrid. Siège de Carva Del Rey International

Calé dans un fauteuil confortable, Clarence prépare son enregistreur en attendant Angelo Carva Del Rey. L'homme d'affaire madrilène n'est pas encore en retard, c'est Clarence qui est en avance pour régler quelques détails techniques. Il ne parle pas espagnol et le comprend un peu. Le journaliste est tendu car il n'a pas son interprète habituel. L'interview doit se dérouler dans le salon ouvert du hall d'accueil de la société, ce qui est peu conventionnel. Il y a du passage ici, une vraie ruche.

L'homme de presse n'a guère le temps de s'angoisser davantage au sujet de la qualité sonore de l'interview à venir. Un trentenaire, en chemise, col déboutonné et jeans, bondit par dessus le dossier du fauteuil qui lui fait face. Sur leur droite une fontaine fait entendre son murmure, sans doute censé détendre les collaborateurs en pause dans l'espace ouvert.

Clarence se lève posément, réajuste son veston et prend la main tendue du P.D.G. de Carva Del Rey International. Une poignée de main nerveuse mais franche. Le sourire aux lèvres, le regard de braise teinté de malice, ourlé de longs cils sombres, une épaise chevelure noire indisciplinée encadrant un visage plein de charme, l'homme d'affaire espagnol a tout du prénom qu'il porte. Mais un vieux briscard comme Willer ne s'en laisse pas compter. Les deux hommes s'assoient et Willer lance la première salve.

- Bonjour Monsieur Carva Del Rey, merci de me recevoir et d'avoir accepté cette interview.
- Clarence, c'est un plaisir, mais vous pouvez m'appeler Angelo. Ce sera plus court.
- C'est un fait! Angelo, justement, pour commencer, pourquoi avoir choisi votre patronyme, très long pour votre entreprise? Beaucoup d'hommes d'affaires choisissent des acronymes anonymes ou auraient du moins raccourci leur nom à votre place.
- Bonne question! Justement je ne suis pas comme beaucoup. Je déteste les acronymes, sauf pour les découvertes scientifiques, car les noms savants sont souvent assommants pour le commun. Mais concernant mon entreprise, j'ai souhaité qu'elle porte le nom que mes ancêtres m'ont légué, précisément pour leur rendre hommage.
- Voulez-vous dire par là que votre société est un héritage patrimonial?
- Non, pas du tout. Je l'ai fondée seul de A à Z. Mais il est vrai qu'elle a hérité de quelque chose de mes ancêtres. L'esprit de conquête. Pas dans le sens de domination d'un système sur l'autre, mais dans le sens de la découverte, de la curiosité. La fascination pour l'inconnu.
- Vous partagez ce goût avec vos ancêtres?
- Indéniablement! Vous savez, je viens d'une famille de navigateurs, d'explorateurs illustres, mais qui courraient toujours après un financement. Ils dépendaient des subsides des Rois d'Espagne, et en cas d'échec ou de retard au succès, si leurs découvertes ne remplissaient pas les coffres royaux, ils étaient réduits à manger des patates pour financer leur prochaine expédition. J'ai veillé à ne reproduire que partiellement ce schéma. Je peux donner ma chemise pour une nouvelle découverte. Mais je veille toujours à ce que mes collaborateurs soient payés selon leurs mérites. Et surtout, je mets un point d'honneur à être indépendant des mannes du pouvoir.
- Vous êtes en effet connu pour votre indépendance aux subventions gouvernementales. Comment avez-vous réussi ce tour de force à une époque où nombre de multinationales sont liées à différents gouvernements?
- Eh bien, la recette est pourtant simple et purement économique. J'ai commencé par développer des inventions qui étaient utiles au bien commun pour générer un chiffre d'affaire, créer une trésorerie, j'ai embauché au fur et à mesure du développement de mes entreprises et j'ai intégré chacun de ces nouveaux collaborateurs dans la gestion de cet équilibre. Chaque salarié est en réalité propriétaire/gestionnaire d'un bout de Carva Del Rey.
- Gestion participative de l'entreprise, je vois l'idée. Mais vous restez le plus gros actionnaire, non?
Rires. Mains qui se lèvent et dénient les propos.
- Non, vous n'y êtes pas du tout. Il n'y a pas d'actionnaires dans cette entreprise. Une fois les salariés payés, les services à caractère social, crèches garderies, cantine, transport et aide au logement approvisionnés, l'avoir restant est réinvesti dans la recherche et l'amélioration de la production.
- Le siège de votre société, ici, à Madrid, affiche pourtant un certain luxe. Est-ce indispensable?
- L'ensemble des collaborateurs de l'entreprise a décidé que oui, ça l'est. Cela a été voté. Nos budgets ne sont pas votés par un comité de direction, mais par le comité des salariés.
- D'accord. Combien de voix avez-vous à ce Conseil?
- Une, comme chaque salarié.
- Vous n'avez pas mentionné une part des bénéfices qui va à des oeuvres caritatives... Qui choisit les bénéficiaires?
- C'est vrai, merci d'en parler. C'est le conseil des salariés qui décide. Comme pour tout.
- Carva Del Rey, malgré son nom, donne l'impression d'une entreprise gérée par la démocratie salariale. Comment cela est-il possible? Comment controlez-vous les risques de fraude? Qu'auriez-vous à dire aux autres entreprises qui fonctionnent encore avec un conseil d'administration réduit aux dirigeants?
- C'est possible grâce à la confiance. Quand les gens savent que leur décision va impacter leur qualité de vie et aussi celle de leurs collègues, ils sont le plus souvent honnêtes. On a des gardes-fous. Jamais une dotation ne pourra être attribuée deux fois de suite au même secteur de l'entreprise. Mes collaborateurs savent qu'une demande de leur part, non satisfaite en premier vote, le sera forcément dans les mois prochains.
- Cela doit vous demander un gros effort de renoncement d'accepter que le fleuron industriel que vous avez créé soit entre les mains d'autant de décisionnaires qui peuvent utiliser les bénéfices à leur gré.
Eclat de rire.
- En vérité, cela me demande comme effort d'être un fondateur d'entreprise détendu. Tout ne repose pas sur moi. Je plains mes confrères qui ont le poids de l'échec ou de la réussite sur leurs seules épaules.
- Vous voulez dire que c'est plus confortable en cas d'échec, mais en cas de réussite, on sait que c'est vous qui apportez 90% des brevets sur la table, cela ne vous frustre pas de ne pas en tirer une gloire exclusive?
- Je ne voulais pas dire ça comme ça. En cas d'échec, chaque employé de l'entreprise est déçu, moi comme les autres. Mais il est plus facile de rebondir quand on est plusieurs à le vouloir et à réfléchir sur le rebond. Quant à être frustré par la réussite, mes brevets seraient restés à l'état de brevet sans la collaboration de tous les salariés. Nous dépendons tous les uns des autres. Cela nous rend meilleurs. Plus vigileants à chaque étape du process.
- Nous avons parlé du fondateur d'entreprise, de l'inventeur de brevets, mais pas encore de l'homme. Angelo, on vous prête une vie privée compliquée, de multiples conquêtes, mais pas de relation stable. Que pouvez-vous nous  dire à ce sujet?
- Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat (rires). Sérieusement, que puis-je en dire? On me prête beaucoup de choses: des intentions, des relations, des actes. Je les rends bien volontiers à tous ces prêteurs sur gage de ragots.
- Je vois. Alors, encore célibataire dans les faits. Pas d'enfant. Comment vivez-vous cela à l'aube de la quarantaine? Cela ne vous angoisse pas de ne pas avoir d'héritier à qui passer le flambeau?
- Vous savez, tous les enfants de nos collaborateurs sont un peu les héritiers de l'entreprise. Certains prendront la relève, d'autres choisiront d'autres horizons. D'autres encore viendront. Nous ne cessons d'embaucher de nouveaux talents. Ce seront eux, mes héritiers. Quant au célibat, la vie en couple est une découverte que je n'ai jamais fait par manque de temps. Qui sait, ce sera peut-être mon objectif quand l'heure de passer la main aux héritiers viendra. Ou peut-être que cela viendra avant. Mais je reconnais que c'est un défi incommensurale de partager ma vie à l'heure actuelle. Avoir un enfant n'est pas une option pour moi, c'est un engagement. Que vais-je lui léguer? Il y a le patrimoine financier et le patrimoine génétique. Mais nous n'avions convenu que ce n'était pas un sujet, vous et moi, avant l'interview.
- Très juste. Bien, revenons à un sujet plus léger. On vous dit grand amateur d'art, mécène et fan de musiques peu conventionelles.
- Exact! Les conventions, c'est une invention humaine: les lois économiques, le temps, l'espace. On a tout voulu réglementer. L'art, c'est la seule parenthèse qu'on s'accorde à consentir, que ce soit juste en façade, ou véritablement. Je ne suis pas un homme de façade. J'assume aimer toute forme d'art qui repousse les limites. Il m'arrive, à l'occasion de soutenir des initiatives dans ce sens.
- Un instrument de musique de prédilection?
- Ahaha, vous, vous avez lu quelque part que c'est le violon. Pour moi, il symbolise la corde du temps avec tout ce qu'elle a de dramatique, de poignant et toujours en vibrant. C'est un instrument qui sert aussi bien à faire danser les amoureux qu'à donner des oraisons funèbres. Il ne peut que toucher tout ce qui vit et croît.
- Revenons à vos recherches. Pouvez-vus nous dire un ou deux mots au sujet d'I.T.F.?
- Je crains de vous décevoir, mais ce sera ni un ni deux. Le projet est secret puis de toute façon, il est loin d'être encore abouti.



~ altruiste ~ bosseur compulsif ~ intuitif  ~ insondable ~ juste ~ secret ~ visionnaire ~

Histoire

Héritier d'une prestigieuse lignée de la noblesse madrilène, Angelo a, en partie, intégré les valeurs de sa famille, mais a revisité les notions d'honneur et de bravoure à sa façon. Ingénieur et scientifique au parcours couronné de diplômes et de succès, il a un esprit en ébulition permanente et ne dort guère que cinq heures par nuit lorsqu'il s'écroule de fatigue. Cela est peu compatible avec une vie de famille et ça tombe bien: il dit ne pas avoir l'intention d'en fonder une. Son équipe de recherche est sa famille. Contrairement à ses ancêtres valeureux mais désargentés, il a fondé une entreprise spécialisée dans les recherches technologiques sensibles et accumulé assez de richesse pour être un Etat dans l'Etat et une carte maîtresse dans le jeu du pouvoir mondial.

Inventeur de multiples brevets, dont certains sont à présent utilisés par des entreprises à la solde du N.G.M., il s'en réserve quelques uns sous le coude, rien que pour lui. Le plus récent est I.T.F., mais ne vous y trompez pas, ce n'est qu'une étape pour cet homme qui a trois idées par secondes, une faculté à relier les domaines entre eux, une sorte de polymathie contagieuse qu'il transmet à ses équipes.

Ce que tout le monde ignore, c'est qu'il n'a pas hérité que d'un nom prestigieux mais aussi d'une mission. Son sang est lié à un ordre très ancien mais aussi porteur d'une dégénérescence génétique. Tiraillé entre son devoir de transmettre l'héritage d'une mission et la peur de léguer sa malédiction à ses enfants, il a résolu de ne pas en avoir. Ce qui a soldé plusieurs de ses relations par un échec.

Malgré toutes les contradictions et les tourments qui sont les siens, il poursuit son chemin. Tout est pour lui matière à travailler à son dessein personnel. Il fait feu de tout bois pour atteindre cet objectif mouvant: rendre le monde meilleur, partout, tout le temps, inlassablement.

I.T.F. n'est que la première étape qui abolit une contingence humaine dans le domaine de la science. Son interface temporelle fractale pourrait révolutionner la notion de temps et d'espace, ouvrir de nouveaux champs d'exploration à l'Humanité. Cette puissante machine pénétre les secrets de l'infiniment petit pour l'appliquer à l'infiniment grand et utilise des algorithmes de calculs pour trouver des mondes habitables. Ce joyau, qui cache un projet beaucoup plus vaste pour sauvegarder l'espèce humaine, il le dissimule pour le moment derrière des brevets bien plus insignifiants concernant les ondes porteuses à longue distance. Mais déjà, il sait avoir attiré l'attention de plusieurs acteurs politiques à ce sujet. Malgré cela, il refuse de satisfaire aux demandes de ses associés et employés dans la confidence et ne veut pas avoir de service de sécurité autour de lui.

Réputé apolitique, Angelo se prépare depuis l'enfance à prendre les armes contre un avènement monstrueux. Celui de l'ignorance. Pour cela, il a bien l'intention de mettre le savoir et l'argent qu'il a accumulés grâce à un esprit brillant au service de la survie de l'Humanité. Altruiste, il l'est sans aucun doute et il apporte son soutien discret aux causes qu'il pense justes. Ainsi, il est le parrain discret de "Sauver des Vies" une fondation créée par Altea Srikris, fille de Sergeï Kosko, l'un des héritiers de l'Ordo.

Régnant sur le Web clandestin, par le biais duquel il surveille amis comme ennemis,  il entretient pour cela des liens à distance avec tous les descendants des fondateurs de l'Ordo Alpha Draconum. Il est en quelque sorte leur interphase.