Histoire
Sensorium
Votre fils est né ainsi. Il devra le porter toute sa vie durant. Tout ce que vous pouvez faire, c'est atténuer sa souffrance en l'aidant à s'armer contre la réalité. Parce que cette réalité que nous filtrons grâce à des stratégies de résilience, pour mieux la supporter, lui, la perçoit de plein fouet, sans aucun filtre, dans toute sa cruauté implacable. Tout lui est douloureux, d'un événement tragique à une occurrence heureuse. Il ne voit pas que le présent, il connait le passé et entrevoit l'avenir et ses multiples possibilités. Nous le faisons tous plus ou moins. C'est variable selon les individus. Mais la plupart d'entre nous a oublié, ou ne sait plus utiliser ces facultés. Gabriel, lui, les possède toutes et elle sont fonctionnelles à 80% chez lui alors qu'un sujet normal n'a accès qu'à 10 %.
Cette évolution va se majorer, c'est inévitable car elle est exponentielle. L'être humain est ainsi fait que plus il a de connaissances, plus il est en capacité d'apprendre. Pour la quas totalité d'entre eux, cela se passe sans dommage. Il y a une petite poignée, cela représente un individu pour 100 millions pour laquelle c'est plus compliqué car ni le corps humain, ni le cerveau humain ne sont faits pour encaisser cette somme de "conscience". Gabriel semble faire partie de cette minorité. A terme, si ce n'est pas bien géré, cette capacité peut le mener à la folie puis à une mort prématurée.
On n'a aucune explication à cette particularité, mais elle ne date pas d'hier, on a recuilli des écrits très anciens, sur ces êtres "hyperconscients". Il y a apparemment un facteur génétique, et nous allons faire des recherches dans ce sens. Mais Gabriel est notre sujet le plus jeune et le syndrome est déjà très avancé chez lui. Nous ouvrons des voies vers l'inconnu. Nous ferons tout pour l'aider et avancer dans nos recherches plus vite que l'atteinte qui le touche.
Vous devez lui ménager des sas de décompression. Si la musique en est un, laissez-le l'explorer. C'est peut-être le plus ancien des langages et le plus universel, celui qui franchira le temps et l'espace. Ces deux entités qui menacent de l'engloutir. Si la musique peut être son vaisseau pour les franchir, vous ne devez surtout pas l'en priver, mais au contraire, tout faire pour l'aider à le construire. Youngs years
J'avais six ans lorsque le couperet tomba sur mes parents. Du moins est-ce ainsi qu'ils me l'ont relaté. Leur aîné ne serait jamais un enfant comme les autres. Les nombreux spécialistes, les médecins, les psychiatres, tous s'étaient accordés pour dire que malgré mes ancêtres culminant tous à plus d'un mètre quatre-vingt, je ne grandirai pas beaucoup plus au delà d'un mètre soixante-dix. Même si j'étais sportif. Tous étaient tombés d'accord au sujet des marques de naissance qui ornaient mon corps et mon visage. Elles n'étaient que la partie visible des connexions qui se jouaient à l'intérieur de moi, de mon cortex cervical.
J'avais la chance d'être né dans une famille aimante, issu d'un héritage prestigieux bien qu'attaché à des valeurs authentiques, la chance d'être entouré de rares amis fidèles, la chance de ne manquer de rien. Les miens mirent tout en oeuvre pour m'aider à accomplir mes rêves. Ce qui me permettait d'accepter ce que j'étais dans un monde pour lequel je n'étais pas fait et qui n'était pas préparé à accepter un individu tel que moi.
L'adolescence est un passage difficile pour tout jeune humain. On se cherche et on se livre aux pires excès pour se trouver. Je ne dérogeai pas à la règle et en ce sens, c'était presque rassurant pour mes parents. J'étais, pour ainsi dire, normal. Fugues, prises de risques, conduites provocantes et borderline. Des drogues à la moto, des sports extrêmes aux nuits blanches, rien ne leur fut épargné. Même mon initiation à l'héritage familial fut le prétexte à tous les excès. Monter à cheval, pratiquer l'escrime et me plonger dans les vieux grimoires qui relataient mon héritage, je le fis avec l'excès de la jeunesse, couplé à l'excès de ma nature. Jusqu'au point de rupture. Je les mis à la torture mais beaucoup moins que je m'y soumis moi-même.
La Grotte et l’Élixir
Dans les sous-sols de notre demeure, mon père avait fait aménager une sorte d'antre pour son dragon de fils. J'y retrouvais mes livres et mes disques favoris, mes pinceaux, mes crayons, mes carnets d'histoires et surtout un piano, une basse et une guitare. Je n'en sortais guère que pour des virées en moto avec des garçons du voisinage et pour des balades à cheval, toujours en solitaire. J'aimais cette vieille cave voûtée avec ses recoins mystérieux, ses vieilles pierres, et ce fût dans ces murs anciens que je forgeai mes premières lames vers l'âge de 12 ans. Mes premières compositions. Peu à peu, j'apprivoisai mes amis de l'extérieur, tout comme ils m'apprivoisaient. Je les invitai dans ma grotte, d'abord un par un. Un d'entre eux, avec qui j'avais brièvement fréquenté l'école, et qui jouait de la guitare dans son coin, fût enthousiasmé par mes premières compositions. Ensemble nous les répétions inlassablement. Puis un troisième vint avec sa batterie premier prix. Et nous dûmes investir dans une guitare et une batterie plus adaptées. Nos parents y participèrent chacun selon leurs moyens. Tous étaient étonnés que cela fasse sens pour eux.
A quatorze ans, j'allais beaucoup mieux et je ne parlais plus de mes délires étranges sauf en musique. C'était l'élixir à mes maux. Je repris même des études normales en parallèle à ma passion. Désormais, les moqueries des autres me glissaient dessus, au sujet de ma taille, de mes marques, de mon air toujours ailleurs. Les études ne furent pas un problème pour moi, bien que j'en fus un pour certains de mes professeurs, déstabilisés par une acuité hors norme. J'étais conscient que les diplômes étaient des clefs pour avancer dans ce monde qui n'était pas prêt à m'accepter, aussi mis-je tout en oeuvre pour en accumuler un certain nombre, toujours dans des domaines artistiques qui me plaisaient. Je fis d'autres rencontres, certaines malheureuses, d'autres plus bénéfiques durant ces années universitaires.
A dix-sept ans, l'âge où tous les garçons n'ont pas d'autres idée en tête que de plaire aux filles, je n'étais pas différent de mes pairs dans mes aspirations. Pour le reste, je l'étais par trop. Et les filles m'évitaient comme la peste, à moins que ce ne fussent mes propos trop incisifs. J'avais déjà à mon actif une centaine de compositions et de textes à apparier, mais, seul c'était une entreprise assez lourde pour un seul "homme". Mes deux compères me convainquirent de fonder un groupe.
Bohemian Masquerade était né. Contre toute attente, il rencontra son auditoire, d'abord local, puis régional. Pour mes complices de forfaiture, ce fut le début du succès auprès de la gente féminine. Pour moi, celui d'une plus grande ambition sou-tendue de passion mais aussi des cruels constats que ma nature m'infligeait. Tout changea le jour où j'eus l'idée saugrenue, en la voyant masquer un banal bouton, de prendre le maquillage de ma sœur. Ce soir-là, je me fardai légèrement mais suffisamment pour cacher ce qui devait l'être.
Le changement dans la salle de concert fut étrange et un peu amer pour moi. On me voyait désormais. Je n'étais plus invisible. Ou devais-je dire, invisibilisé ? En tout cas, plus moqué par derrière. A cet âge là, il me fallait cet artifice, même si plus tard, j'allais apprendre à faire avec et sans. Par la force des choses. Même un maquillage professionnel ne tient pas quand on est en sueur de la tête aux pieds. Mais ce fut un mal pour un bien car cela me permit de lâcher prise avec ce détail douloureux mais finalement bien moins fort que le plaisir que j'éprouve à être sur scène, face au public, entouré d'amis précieux qui partagent la même passion que moi.
And now, the waltz
Les excès de ma jeunesse se sont réinvités à ma table, allant de paire avec un succès croissant. Bien plus puissants et destructeurs que lorsque je n'étais qu'un adolescent. J'ai vingt ans, je donne des concerts dans toute l'Europe avec Masquerade. Quand nous revenons au pays, nous sommes accueillis comme des héros par une horde de groupies. Nous les cueillons sans compter. Mais la facture m'attend au bout de quelques années. Moi qui ai tout brûlé plus vite et plus fort que les autres membres du groupe. Second couperet. Fort heureusement, j'entre en soins intensifs dans un institut que je peux désormais me payer sans l'aide de mes parents. Je ne sais pas quelle cure ils m'ont administré mais c'est un autre Gabriel qui en ressort six mois plus tard. Plus méfiant, même envers lui-même, plus travailleur encore, plus perfectionniste que jamais, plus passionné, si c'était possible. Les défauts demeurent aussi, la colère, et surtout, toujours cette sensibilité qui me torture. C'est aussi l'époque où ma route croise celle d'Adrian Costa lors d'une tournée en Amérique du Sud. Je prends fait et cause pour la lutte de cet homme qui devient bientôt un ami. Aidant financièrement et logistiquement quand je le peux, les actions de K.Y.S. je deviens bientôt un membre important de l'organisation. Mais au fil du temps et des pertes qui marquent Adrian, il devient plus amer et je sens que nos visions commencent à diverger.
Mon hypersensibilité s'accommode de moins en moins des actions coup de poing revendiquées par mes amis rebelles. Si elle fait de moi un poète, un barde itinérant, adulé par un public de fans toujours croissant, elle m'expose plus que tout autre aux désillusions. Je redoute qu'un de ces "attentats" ne fasse des victimes collatérales un jour. Je m'en ouvre à Adrian qui admet le risque potentiel tout en disant que c'est le prix à payer pour épargner des millions de morts. C'est,à ce moment que je m'éloigne de leur mouvence. Je traverse alors une période de flottement, de remise en question.
Mais je n'en ai cure. La musique et l'amour que je lui porte sont plus forts que tout. A vingt-deux ans, je publie et auto produis un nouveau projet baptisé Ultimate Syn. Il fait l'effet d'une bombe dans le petit monde du metal. Les albums de mon nouveau groupe se succèdent et rencontrent un succès constant. C'est pourtant en jouant avec Bohemian Masquerade, à Bâle, que je croise l'amour pour la première fois. Je fête mes trente ans avec mes amis, à l'issue du concert. Et l'amour se glisse parmi les convives. Une étudiante en géologie qui aime le metal ? Tout est donc possible dans ce monde ?
Un bouleversement qui a tout du séisme pour moi. Les premières années sont magiques et euphoriques. Je suis son petit prince, elle est ma magicienne et nous élevons ensemble une petite fée. Pourtant, peu à peu, au fil de nos déplacements à l'étranger, nos métiers nous séparent un peu plus chaque année, malgré l'enfant que nous élevons ensemble et auquel j'ai donné mon nom. A trente cinq ans j'apprends ce qu'est une procédure de divorce. J'apprends la séparation, la privation. J'avais fait un break dans ma carrière pour me centrer sur ma famille, mais le retour à une activité artistique plus soutenue, à peine quelques concerts, a suffi à saper ce petit cocon qui était le nôtre. Je réapprend la solitude. Dans mon ancienne antre, devenue mienne à part entière après le décès de mon père.
Bientôt, Bohemian Masquerade et Ultimate Syn viennent toquer à ma porte avec insistance. Mais je reporte le projet de retour du premier. Il est lié à des souvenirs et des rancœurs encore trop à vif. Ce groupe, je l'avais monté dans ma jeunesse en hommage à un ancien groupe que je vénérais, j'en avais repris le nom. Un groupe mystérieux sur lequel peu de ressources existaient hormis les critiques qui encensaient. Ce qui se voulait un tribut band avait bientôt connu une notoriété avec ses propres compositions et il s'en était suivi une poursuite juridique déposée par deux anciens membres de l’original. Cela, ajouté à mes soucis personnels de l'époque m'avait poussé à mettre en sommeil son activité. Mon erreur avait peut-être été de recruter ce jeune guitariste nommé Jess Cameron. Son arrivée au sein du groupe marqua le début d'une série noire qui finit par espacer nos concerts et nos apparitions. Je ne croyais pas à la superstition du chat noir qu'on croise. Mais c'était un constat. Tout était devenu compliqué et d'ailleurs, il ne resta pas longtemps parmi nous, préférant se consacrer à organiser un festival anecdotique à Seattle. Un festival qui devait devenir MIL.OA. C'est naturellement que je me raccroche à Ultimate Syn, mon second groupe. Durant plusieurs années je vis en reclus et compose pour ce projet. J'écris beaucoup aussi en dehors de la musique, des nouvelles, des romans, des traductions d'auteurs que j'admire. Des essais. Je ne m'autorise que quelques sorties dans le monde du metal mais en simple fan.
In the eye of the storm
C'est à l'occasion de l'une de ces escapades que je croise une tornade nommée Kashee. J'ai 35 ans à l'époque et elle en a 23. Une brunette sur-dynamitée est en train d'incendier un journaliste dans le stand des dédicaces du Pink Pop Festival de Stockholm. Au début, je suis la scène d'un air amusé alors que je fais la queue comme tout un chacun pour faire dédicacer les cds d'un groupe que j'admire. Attablés juste à côté de mes idoles, il y a les membres d'un autre groupe, dont cette jeune femme qui malmène un représentant de la presse. Je connais le journaliste en question et ce n'est pas un mauvais bougre, mais il a eu la mauvaise idée de lui dire que la notoriété de son groupe, que je ne connais même pas, est en grande partie liée au fait qu'il ait à sa tête une femme qui grunte. Grand mal lui en a pris car il se prend un magistral coup de tête dans la tronche suivi d'un coup de genou mal placé. Je suis estomaqué. Pas d'apprendre qu'une femme puisse grunter, après tout chacun fait ce qu'il veut artistiquement et ça ne me pose pas de problème, mais de voir cette réaction que je trouve disproportionnée en apparence. Je ne peux m'empêcher, c'est plus fort que moi, de sortir de ma file d'attente et de m'interposer pour dire à la brunette que la violence ne peut que desservir son argumentation. Les secondes qui suivent provoquent une sidération des fans en train de poireauter pour un autographe. Elle me tire une baffe magistrale en me disant
" va te faire foutre vieux con ! T'y connais quoi au metal, toi ? ". A la suite de quoi, un membre de son groupe intervient pour la calmer. Une armoire à glace aux cheveux longs et aux biceps impressionnants.
Le gars s'excuse auprès de moi et du journaliste plié en deux et se présente comme étant le batteur
"Faut la comprendre, elle en a tellement entendu des remarques sexistes. Je suis désolé les gars." Ça aurait pu virer en procès pour coups et blessures, et d'ailleurs le journaliste essaya dans un premier temps de me persuader de porter plainte avec lui contre la furie. Je le convainquis pourtant de trouver une solution amiable. Une interview mettant face à face un dinosaure du metal symphonique, moi, et une virago du death metal nordique. Son batteur la convainquit d'accepter pour éviter la plainte et c'était parti, une interview nous opposant et faisant les choux gras du magazine Hellblast pour lequel travaillait le malheureux journaliste au nez pété. Ce moment resterait dans les annales des interviews vidéos du metal du XXIème siècle. Ce qu'on sait moins c'est qu'elle déboucha sur une relation explosive et torride entre elle et moi. Des rumeurs courent bien un peu mais il parait tellement improbable qu'elle puisse supporter un vieux fossile tel que moi et que je puisse m'accorder sur un cyclone. Pourtant, contre toute attente, voilà trois ans que cela dure. Ma plus longue relation amoureuse depuis mon divorce.
L'envie de renouer avec la scène me reprend et c'est finalement à Ultimate Syn que je donne la parole en signant un retour du groupe sur le MIL.OA. 2044. Trois ans sans concert, dix ans sans aucun avec Ultimate. Comment vais-je relever ce challenge face aux fans qui nous attendent ? Comment vais-je concilier ce retour avec la présence exubérante de ma maîtresse sur le site ? Comment vais-je pouvoir faire face à ce défi sans mettre en péril ma relation avec Kashee? Un exercice d'équilibriste auquel je dois me préparer en ménageant les deux. Mon caractère assez abrupte risque d'être mise à rude épreuve.
(ajout 2023)Conquest, sacrifice, mutation
C'est aussi Kash qui est mise à rude épreuve. Pourtant son amour pour moi semble grandir chaque jour. Peut-être moins que le mien pour elle, mais n'est-ce pas cette "maladie" qui me touche, et qui, abolisant tous les filtres émotionnels, me fait ressentir plus fort les sentiments qu'elle? Je ne peux rien lui reprocher, et juste l'aimer, lui montrer une infinie reconnaissance pour arriver à me supporter.
Nous sommes, pour la plupart du temps, sur un petit nuage. Professionnellement, tout semble nous réussir. C'est comme si les étoiles étaient alignées pour nous ouvrir la voie vers une reconnaissance méritée. Le premier concert de Cinematic Dolls est une folie. J'adore ce qu'elle fait même si c'est très différent de ce que j'aime habituellement. Le miracle de l'amour? Non, pas seulement, même si mes sentiments pour elle me rendent sans doute meilleur et plus ouvert. J'ai reconnu dès que je les ai entendus, le talent de son groupe. Mon seul regret était qu'elle ne veuille pas s'essayer au chant clair. Mais je ne suis pas peu fier de Kashee et le fait qu'elle ait accepté la proposition de collaboration avec Dmitri Korski, mon ami de longue date. La convaincre n'a pas été chose facile mais ma persévérance a porté ses fruits. Le concert des Cinematic Dolls a été une tuerie avec l'apparition d'Inge, l'ancienne chanteuse des Dolls et le duo entre Dmitri et Kashee, a emporté l'enthousiasme des fans de Mephisto comme des Dolls.
C'est dans l'ombre que j'ai assisté au concert, même si j'ai rejoint Kashee après pour la féliciter. Elle était bien sûr, sur un petit nuage, comme si toutes les étoiles étaient alignées pour elle ce soir-là. Son amie Inge, son premier pas vers une évolution artistique en voix claire qui était plébiscité par les fans. Ca aurait été le soir idéal pour m'inviter dans leur after et officialiser notre relation. Je sais qu'inconsciemment elle l'espérait comme une bonne nouvelle de plus pour parachever la soirée. Et je crois que j'aurais cédé à la tentation ce soir-là, si seulement j'étais libre de mes choix. Si crier notre amour à la face du monde n'impliquait que surmonter ma peur de l'échec et de l'abandon que j'avais chevillés au cœur après le désastre de mon premier mariage. Oui je pense que j'aurais passé outre notre différence d'âge, ma maladie et que j'aurais accepté de lui faire courir le risque d'être déçue, à charge pour moi de tout faire pour qu'elle ne le soit pas.
Cette tentation qui m'effleurait de plus en plus souvent ces derniers mois ne resterait qu'un rêve effleuré. Depuis quelques semaines j'avais le sentiment d'être épié, suivi, surveillé. Cette vieille impression d'être sous haute surveillance, comme en résidence surveillée à travers toute la planète, où que je me déplace. Cela faisait longtemps que je pensais m'en être défait. Elle avait été très forte à ma sortie du Centre de rehab dans lequel je m'étais fait interner pour me défaire de toutes mes addictions. Puis elle s'était estompée progressivement pour disparaitre totalement à l'apogée du succès d'Ultimate Syn.
Elle s'est réinvitée, et plus forte que jamais, depuis que j'ai inscrit Ultimate au MIL.OA. Je pensais que c'était le fruit de mon imagination, jusqu'à ce que je sois informé par mon ex femme que notre fille a disparu. J'ai engagé un détective privé, pensant d'abord à un banal enlèvement parental. Selon lui, il n'en est rien, même si sa mère a disparu également. Mes ex beaux parents ont reçu un message similaire concernant leur petite fille et leur fille.
Dans la matinée qui suit notre nuit de clôture à Francfort, et notre pause amoureuse intense, je dois écourter ma grasse matinée avec Kash pour répondre aux exigences de ceux qui détiennent des informations au sujet de ma fille et de sa mère. Je reçois une livraison et plusieurs directives à respecter. Elles concernent en partie mon vol pour Berlin. Les messages se veulent rassurants, émanant du Dark Web. Ils mentionnent que je serai informé de ma destination future au cours du vol...
Je m'efforce de cacher tout cela à Kash, ignorant qu'elle va elle-même être victime de mon passé et de mes liens avec K.Y.S. et bien plus encore, de ce qui me lie inexorablement à ma famille.
Peut-être à tort, je n'associe pas de véritable menace à ce mouvement révolutionnaire dont j'ai fait partie un temps. K.Y.S. a toujours été un choix pour moi, quand je les ai rejoints, quand je m'en suis dissocié.
Ma famille et ses appartenances, c'est autre chose. Le clan des Jagellon. Est-ce qu'on peut se défaire d'un héritage dont on ignore qu'il va nous tomber dessus un beau jour? Mon seul lien avec l'O.A.D., c'était le souvenir vague d'un bouclier qui trônait au dessus de la porte d'enceinte de notre domaine, orné de deux dragons et de la devise
Aedificantes. J'ai souvent eu le sentiment que mes parents me dissimulaient des choses sur les origines de notre famille. Mes propres souvenirs d'enfance sont parcellaires, discontinus, parfois trop parfaits, comme ces photos retouchées. L'argument de mes parents a toujours été de me protéger à cause de mon hypersensibilité.
Elle est toujours là, tapie en moi, me causant plus d'émotions, négatives ou positives à chaque événement ou interaction avec mon environnement. Simplement, depuis cette cure en rehab, mon entourage a nettement vu un changement. Plus de crise dissociative, aucun accès d'autodestruction. Vu de l'extérieur je suis guéri. Mais en moi, c'est tout autre chose. J'ai l'impression d'être sous le controle d'une autre part de moi-même. Assoupie la plupart du temps, elle ne se manifeste que quand je suis sur le point de "péter les plombs" et verrouille simplement toute ma volonté. Dans ces moments, je suis simplement pris d'une irrepressible envie de dormir, vidé de toute énergie. Plus de 18 ans que cela dure.
Un observateur posté dans ma chambre pourrait penser que je dors simplement. Mais en y regardant de plus près peut-être s'appercevrait-il qu'il n'en est rien. L'autre est éveillé, lui, et m'apprend à devenir ... quelque chose de ...différent, vivant et évoluant dans un monde différent, un univers différent. Mes parents ne sont plus là pour me donner des pistes d'explication. Kashee? Elle risquerait de s'enfuir en courant si je lui confie cette autre facette de ma vie. Mes amis, mon groupe? Il y a fort à parier qu'ils demanderaient mon internement en pensant agir pour mon bien, ou qu'ils prendraient ces confessions pour une blague de plus de ma part.
Ce silence forcé provoque en moi un sentiment de solitude souvent pesant. Pourtant je suis certain que m'en ouvrir à mes proches au sujet de ces expériences étranges les mettrait en danger, encore davantage qu'avec les tarés d'I.L.R.P. ou même K.Y.S. C'est donc seul que j'affronterai les événements du vol LF 478.